vendredi 15 août 2008

Rapport rwandais : la France s’aveugle

Le pesant boulet que traîne la France depuis le génocide des Tutsis rwandais s’est considérablement alourdi au creux du mois d’août, avec la publication à Kigali de l’épais rapport de la commission Mucyo.

Les réactions outragées du ministre de la Défense Hervé Morin, du général Lafourcade, ancien commandant de Turquoise et de quelques responsables politiques mis en cause dans le rapport ne sont pas à la hauteur de l’événement. Paris n’a, semble-t-il, pas pris conscience de l’ampleur du phénomène. Pour la première fois, un petit pays pauvre d’Afrique, où ont été massacrés en 100 jours plus de 800.000 personnes, analyse minutieusement l’ensemble du contexte dans lequel s’est enclenché, puis déroulé le génocide dont a été victime la composante Tutsie de sa population. À chaque étape du processus génocidaire, des acteurs français – civils et militaires – sont impliqués et désignés avec les précisions disponibles.

Contrairement à ce que prétendent les officiels français, ce rapport de a commission Mucyo n’est pas un tissu d’élucubrations « manquant d’impartialité ». Il repose largement sur des travaux – non contestés – qui l’ont précédé : la commission d’enquête indépendante des Nations Unies sur le Rwanda et la mission d’information des députés français. A ces éléments connus viennent s’ajouter des documents inédits provenant notamment de l’ambassade du Rwanda à Paris et des archives des ministères rwandais, ainsi que des témoignages nominatifs recueillis par la commission rwandaise auprès de dizaines de personnes, tant au Rwanda qu’en Europe. Parmi eux figurent des témoins que la mission parlementaire française a préféré ne pas entendre ; c’est notamment le cas de Venuste Kayimahé, auteur de France-Rwanda : les coulisses du génocide, qui était pourtant venu tout exprès à Paris pour être auditionné par les députés. Celui-ci, employé Tutsi au centre culturel français de Kigali, relate en détail comment, malgré la présence de militaires français, il a été abandonné par ses employeurs et livré à une mort à laquelle il n’a échappé que par miracle. Ce qui n’a pas été le cas de la plupart de ses collègues du centre culturel, comme de l’ambassade de France.

Les soldats français triaient les Tutsis aux portes de l’aéroport de Kigali

Pendant l‘opération Amarylis (évacuation des étrangers de Kigali, entre le 10 et le 15 avril 1994, alors que le génocide était en cours), Jean-Loup Denblyden, un colonel de réserve qui participa à l’opération comme officier belge de liaison auprès du détachement français, affirme : « Pendant Amaryllis, les soldats français triaient les Tutsis devant l’aéroport de Kanombe et les repoussaient vers les barrières ». « Il y avait un tri et les gens qui étaient écartés, étaient repoussés par des Français sur la barrière. Les Français disaient aux refoulés : on ne vous prend pas ; et les refoulaient vers une barrière qui se trouvait exactement à l’entrée du parking actuel ».

Constatant la gravité des faits, M. Denblyden informa les responsables militaires français et de la Minuar, (Mission des Nations Unies au Rwanda) et reçu comme réponse :

« Je suis monté à l’étage où se trouvait le colonel Poncet qui commandait l’opération Amaryllis, je lui ai fait part du problème. Il a haussé les épaules, le colonel Morin, qui était à ses côtés, m’a demandé de ne pas me mêler de ça. J’ai contacté tout de suite le général Roman et l’officier d’opération […] je leur ai fait part du problème comme j’estimais devoir le faire. […] Un sous-officier français est intervenu en me disant que les Belges n’avaient rien à voir avec ça, que c’était le problème des Français. Nous étions au troisième jour d’Amaryllis ». Finalement, M. Denblyden constata que les personnes étaient tuées près de cette barrière : « des corps jonchaient le sol en contrebas à droite de l’aéroport ». D’autres Rwandais, proches du Hutu power (initiateur et acteur du génocide), ont eux été évacués, dès ce moment-là, par l’armée française…

La participation française aux préparatifs du génocide, thèse soutenue par le rapport rwandais, outre la formation et l’armement des milices, est notamment étayée par des fac-similé des documents administratifs du fichage informatique des citoyens Tutsis, réalisé par des gendarmes français, pour le compte de leurs collègues rwandais du CRCD (Centre de Recherche Criminelle et de Documentation). Pas difficile d’imaginer l’usage qui a été fait de ce fichier…

Proposition de règlement diplomatique entre le gouvernement rwandais et l’État français, sous conditions

L’opération militaro-humanitaire Turquoise, de juin à août 1994, fait également l’objet de très lourdes accusations. Le fait qu’elle ait été pilotée en bonne partie par des officiers qui avaient précédemment servi au Rwanda pour former et épauler les FAR (Forces armées Rwandaises, impliquées dans les massacres de Tutsis) ne favorisant guère leur neutralité. Les témoignages abondent sur le traitement cruel réservé par des militaires français à des Tutsis, considérés a priori comme agents du FPR (Front patriotique rwandais). La zone humanitaire sûre, mise en place par Turquoise, l’était surtout pour les responsables et les acteurs du génocide, qui ont été incités à gagner le Zaïre voisin avec leurs armes, elle l’était beaucoup moins pour des femmes Tutsies violées puis assassinées.

Dans ses conclusions, La Commission demande au Gouvernement rwandais de se réserver le droit de porter plainte contre l’État français pour sa responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide de 1994 au Rwanda devant les instances judiciaires internationales habilitées. Mais elle suggère aussi de trouver un règlement diplomatique de la question avec l’État français dans la mesure où ce dernier est prêt à reconnaître l’entière étendue de sa responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide au Rwanda et de prendre les mesures de réparation conséquentes en accord avec le Gouvernement rwandais.

Depuis 1994, le Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, le président des États-Unis Bill Clinton, le premier ministre belge Guy Verhofstadt, sont venus à Kigali présenter leurs excuses au peuple rwandais. La France, principal acteur extérieur au Rwanda en 1994 s’y est toujours refusée. Une posture d’avenir ?

Notes sur les documents joints

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Extrait n°1 du rapport
Page 81 du rapport du 15/11/07, réalisé par la « commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’Etat français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 »

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Extrait n°2 du rapport
Page 82 du rapport du 15/11/07, réalisé par la « commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’Etat français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 »

http://www.bakchich.info/article4706.html

1 commentaire:

KAGATAMA a dit…

La France au Rwanda, une aventure qui a mal tourné * ?

Après des survivants du génocide des Tutsi, des officiels rwandais, des étrangers qui vivaient au Rwanda, des ONG françaises et étrangères, des chercheurs français et étrangers, des journalistes français et étrangers, des militaires belges, des militaires de la Minuar, etc. la commission Mucyo vient de rendre un rapport accusant également la France d'avoir une part de responsabilité dans le génocide des Tutsi. Cette commission, c'est la nouveauté, utilise largement le témoignage de repentis tueurs interahamwe ou d'anciens militaires rwandais des ex-FAR, génocidaires ou pas.

"Le ministre français de la Défense, Hervé Morin, a dénoncé jeudi le procès “absolument insupportable" fait aux militaires français, accusés par un rapport rwandais de participation directe au génocide de 1994. "En tant que ministre de la Défense, je n'accepterai pas qu'on dise n'importe quoi sur les militaires français". "J'ai encore en mémoire ce qu'ont pu faire les militaires pour sauver des vies humaines par centaines et par milliers dans des conditions abominables (...) J'ai le souvenir de ce qu'ont fait les Français pour protéger et éviter le drame d'être encore plus lourd", a-t-il ajouté."(JDD, 7 août 2008).

C'est la réaction habituelle. Tout bon professeur de communication l'enseigne. Dans le cas du Rwanda, les exemples de ce type sont nombreux.

En octobre 1990, les militaires français ont été envoyés officiellement au Rwanda pour protéger ses ressortissants. “Cette troupe n'a pas d'autre mission que celle-là, et cette mission remplie, bien entendu, elle rentrera en France “ disait François Mitterrand, le 15 octobre 1990 (cité par David Ambrosetti, La France au Rwanda, un discours de légitimation morale, p.80).

Les 600 ressortissants français qui vivaient au Rwanda au début des années 1990 ont eu pendant trois ans, la meilleure protection du monde, la plus chère aussi. Un peu moins de 1000 soldats français d'élite veillaient sur eux. Aujourd'hui cette affirmation ridicule, semble irréelle, pourtant c'était exactement le discours officiel des dirigeants français de l'époque.

"Lors d’un colloque organisé par le CERI (Centre d’Études et de Recherche Internationale), le général Quesnot chef de l'état-major particulier de François Mitterrand a nié qu’il y ait eu des contrôles d’identité par des militaires français au Rwanda" (Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS).

Après l'attaque du FPR, le 8 février 1993, l'armée française prend le contrôle de Kigali. Du 22 février au 28 mars 1993, une nouvelle opération militaire voit le jour "l’opération Chimère" . Les militaires français du détachement Noroît prennent le contrôle de tous les accès vers Kigali. On peut lire dans “l'ordre d'opération no 3 du 2 mars 1993” du Colonel Dominique Delort, que “les règles de comportement sur les “check-points” prévoient la remise de tout suspect, armement ou document saisis à la disposition de la Gendarmerie rwandaise.” (Rapport de la Mission d'information sur le Rwanda, p.166). Le rapport Mucyo, revient sur ces contrôles, et rapporte plusieurs cas de disparition de rwandais remis à la disposition de la gendarmerie rwandaise par des militaires français, ils ont vraisemblablement été exécutés par les gendarmes rwandais. Ces accusations sont très graves. Elles sont très graves, mais vérifiables. La France est un pays démocratique qui respecte les conventions de Genève. L'armée française a bien entendu, conservé les identités des Rwandais que ses militaires ont livrés à la gendarmerie rwandaise, ceci afin de vérifier que les conventions de Genève ou la convention de New York contre la torture étaient bien respectées. Il faudrait donc qu'une commission enquête auprès de l'armée française pour savoir ce que sont devenus ces “suspects”.

"La présence militaire française n'est intervenue en rien, à travers les missions qui étaient les siennes, dans la formation des miliciens. […] Le Colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé de façon la plus catégorique que jamais au cours des réunions d'état-major auxquelles il avait assisté il n'avait fait allusion devant lui à un équipement de milices. Il s'est même trouvé un officier français pour indiquer : qu'on connaissait l'existence de milices interahamwe mais qu'on ne savait pas précisément ce qu'elles faisaient. Il a relevé le "caractère familial" des milices qui n'étaient pas exclusivement composées de voyous ou de délinquants." (Rapport de la mission d'information sur le Rwanda, p.352-353)

Encore une fois, les militaires français nient l'évidence, n'hésitant pas à désavouer leur collègue, le sous-officier du GIGN Thierry Prungneault . Dans son livre, "Aucun témoin ne doit survivre " (p.143), l'ONG Human Right Watch nous dit que des diplomates étrangers basés à Kigali ont été témoins de ces entraînements, dans le parc de l'Akagera, près de Gabiro. Le rapport Mucyo donne aujourd'hui des noms, des dates, des lieux. Il suffirait de vérifier.

Lors du dépôt des premières plaintes de survivants du génocide contre des militaires français, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la défense, déclara le 9 décembre 2005 “qu'il est inadmissible que les militaires français puissent être accusés de cette façon et de choses qui la plupart du temps sont farfelues.”

Les soldats français étaient près d'un millier, entre 1990 et 1993, essentiellement dans et autour du gros village qu'était Kigali, puis 2500 lors de l'opération Turquoise. Ils étaient considérés par leurs collègues militaires rwandais comme des sauveurs auxquels on ne pouvait rien refuser, ces mêmes militaires qui opprimaient devant eux les Tutsi, et en particulier les femmes Tutsi. Les forces françaises seraient donc les seules forces étrangères au monde à n'avoir pas commis de viols en période de guerre ?

Le pseudo journaliste* Pierre Péan, dans le but avoué de faire taire les nombreuses accusations contre les soldats français, a été obligé de révéler un cas de viol avec actes de barbarie commis au Rwanda fin 1992 ou début 1993. Il évoque le cas d'une jeune rwandaise qui a eu le malheur de croiser la route d'un camion de l'armée française à Kigali. "Deux [militaires français] l'ont violée puis lui ont "travaillé" le sexe à la baïonnette sans que les autres militaires interviennent. Puis l'ont laissée, nue, sur le bord de la route. La jeune fille a été emmenée à l'hôpital de Kigali”. (Noires fureurs, blancs menteurs, page 207, en Post-scriptum !) Péan pour prouver que l'ordre régnait au sein du contingent français, nous dit que les militaires français ont été immédiatement sanctionnés : leur hiérarchie les a renvoyés en France. D'après Péan, aucune poursuite pénale n'a été ordonnée contre ces violeurs, leurs collègues qui ont laissé faire ou leurs supérieurs hiérarchiques. Si cette histoire est vraie, nous serions en présence d'un cas avéré de violation de l'article 4.2)e) du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève, lequel proscrit "les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants, le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à la pudeur." Anto Furundzija commandant local d’une unité spéciale de la police en Bosnie-Herzégovine, a été condamné à dix ans de prison par le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie dont huit pour ce seul motif. Tous les militaires français ne sont pas des violeurs, loin de là, raison de plus pour punir conformément au droit, les criminels qui salissent en son sein l'honneur de l'armée française.

L'armée française n'est pas entièrement responsable de ses actions au Rwanda. Elle a reçu des ordres des responsables politiques de l'époque et elle les a accomplis. Officieusement, ces ordres étaient clairs - empêcher le FPR de prendre le pouvoir - même si cela devait passer par le soutien actif à un régime politico-militaire qui a organisé un génocide contre les Tutsi du Rwanda. Le soutien inconditionnel de la France au régime Habyarimana a-t-il stoppé net le 7 avril 1994 ? Ou bien a-t-il été également suivi d’un soutien au gouvernement intérimaire de Jean Kambanda*** pendant le génocide ? Un gouvernement composé dans les locaux de l'ambassade de France au Rwanda, en présence de l'ambassadeur Jean-Michel Marlaud, le 8 avril 1994.

Alors procès "absolument insupportable" ?

Je ne peux pas mieux dire que Rémy Ourdan (grand reporter au Monde, auteur d'une excellente série d'articles en 1998, sur le génocide des Tutsi, intitulée au "pays des âmes mortes"):

“Paris ne peut pas rejeter ces récits sans enquêter en profondeur et sans répondre point par point à chacune des centaines d'accusations. L'enjeu est d'établir avec exactitude les responsabilités dans le dernier génocide du XXe siècle. La France, qui tient et qui a contribué à ce que la lumière se fasse sur le génocide des juifs d'Europe durant la seconde guerre mondiale, ne peut pas refuser de se confronter aux effroyables récits rwandais, au motif que ses dirigeants étaient, disent-ils, animés de louables intentions, et qu'une aventure africaine a mal tourné. “ (Le Monde, 6 août 2008)

* Rémy Ourdan (Le Monde, 6 août 2008)

**Pierre Péan avoue lui-même qu'il n'est jamais allé au Rwanda. Aucun journaliste digne de ce nom n'aurait osé écrire un livre sur un pays et sur un génocide, sans s'être rendu une seule fois au moins dans ce pays, et sans n'avoir jamais rencontré une seule victime de ce génocide.

***Jean Kambanda qui a plaidé coupable de génocide a été condamné à la prison à vie par le TPIR.